L’ayahuasca au secours des drogués

Publié le par ati dion

L’ayahuasca au secours des drogués
tiré de http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=304
par le Dr Jacques-Michel Mabit

En mission au Pérou, le médecin généraliste Jacques-Michel Mabit découvre la médecine chamanique. Passionné par l’expertise des Indiens en matière de plantes, il demande à être initié. Aujourd’hui, il anime en Amazonie un centre où, avec l’aide de chamanes, il soigne les toxicomanes en utilisant un hallucinogène. Ce n’est pas un substitut de la drogue, mais le support d’une autre médecine.


Mon expérience au Pérou, durant trois années (1980-1983) avec Médecins sans frontières, m’avait convaincu d’une chose : les guérisseurs savaient traiter des cas rebelles aux médecines conventionnelles. Le retour en France m’a rappelé notre impuissance relative, en particulier en pathologie mentale et dans le domaine des toxicomanies.

J’ai alors pris la décision d’explorer de plus près ces pratiques thérapeutiques, dans le cadre d’un projet de recherche en anthropologie médicale. Le discours des chamanes et guérisseurs s’est très vite révélé difficile à saisir. « Qui vous enseignait ? - Les plantes. - Comment vous enseignaient-elles le savoir ? - Au cours de rêves ou d’états de conscience modifiés par l’ingestion ritualisée de substances végétales psychotropes non addictives ».

 

Etait-ce véridique, contrôlable, accessible ? Les entretiens avec les guérisseurs se terminaient invariablement par la question : « Et moi, médecin occidental, puis-je ? - Oui, les plantes peuvent t’enseigner si tu les aimes, les respectes et les ingères en suivant strictement les règles (diètes, jeûnes, isolement dans la forêt, abstinence sexuelle...). Alors elles viendront à toi et te parleront : c’est la seule façon d’apprendre. »

Les guérisseurs avaient raison
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Guérisseur soignant un toxicomane. DR.

L’étrangeté de ce discours me plaçait devant un dilemme : ou j’abandonnais ma prétention à comprendre, ou j’osais franchir le pas et acceptais humblement de passer par l’auto-expérimentation. Certaines bonnes raisons s’imposaient et, en particulier, la pertinence parfaite de la démarche empirique avec les critères de la science moderne. La « science » autochtone, en effet, s’appuyait elle aussi sur des faits observables, présentait une méthodologie rigoureuse, fournissait un corps de conscience cohérent, définissait clairement les conditions de l’auto-expérimentation et de la transmission du savoir et exigeait des résultats concrets. Nous décidâmes, un jeune ethnobotaniste et moi, d’aller jusqu’au bout de l’expérience et de tester sur nous-mêmes la validité des assertions des guérisseurs.

 

Ce n’est point ici le lieu pour décrire cinq années d’apprentissage exigeantes, difficiles, mais ô combien enrichissantes. Les guérisseurs avaient dit vrai. Les plantes enseignaient. A tel point que nous fûmes bientôt capables de maîtriser la préparation et l’usage des potions végétales, d’utiliser les chants sacrés, de diriger les séances thérapeutiques.

 

L’initiation supposait un passage par des états modifiés de conscience, sans création d’aucune addiction ou dépendance. Elle était l’écho des « contre-initiations » sauvages des toxicomanes. Des patients se sont présentés, mis en confiance par l’association du médecin et du guérisseur. Malgré nos moyens réduits, les résultats nous ont encouragés à poursuivre et à formuler progressivement une alternative thérapeutique aux toxicomanies, associant ce savoir traditionnel et les techniques de psychothérapie moderne.

Un savoir-faire ancestral inexploité

Connu comme le premier producteur de coca, le Pérou est aussi un pays largement consommateur. La pâte de base de la cocaïne est la substance la plus utilisée. La dépendance s’instaure très vite et entraîne rapidement la marginalisation. La demande de soins est énorme. Mais le nombre des centres d’accueil demeure très réduit. De plus, ces centres se concentrent dans la capitale.

 

En dehors de la ville, les médecines autochtones montrent une étonnante capacité d’adaptation à ces nouvelles pathologies. Dans chaque région, s’est développée une pratique qui s’appuie sur une ou plusieurs substances psychotropes (cactus à mescaline, lianes...). Sur la côte, les psychiatres péruviens ont démontré l’efficacité de thérapies empiriques utilisant le cactus à mescaline dans le traitement des alcooliques.

 

Conscient de l’énorme potentiel inexploité du savoir-faire ancestral, le ministère de la Santé péruvien subventionne un Institut des médecines traditionnelles. La France participe à ces recherches à travers l’Institut français d’études andines. Notre activité s’appuie sur cet accord. Pris dans cette dynamique, nous avons créé, à Tarapoto dans le piémont amazonien du Pérou, avec nos partenaires péruviens, un centre d’accueil pour toxicomanes. Les patients s’y présentent volontairement. L’objectif actuel de l’institution est de mettre sur pied une structure capable de recevoir en permanence une quinzaine de patients. En dehors des soins, les patients sont invités, selon leur état et leurs capacités, à participer à des travaux permettant de développer l’autonomie du centre (artisanat, élevage, cultures, construction...). Le protocole de traitement issu de notre expérience associe médecine traditionnelle et techniques de la psychothérapie moderne. Il comprend deux phases : une brève désintoxication physique à l’aide de plantes purgatives (dix jours) afin d’écourter et d’atténuer le syndrome de sevrage, puis une phase plus longue (six mois à un an) de désintoxication « psychique ». Cette dernière phase comporte l’ingestion périodique de substances végétales psychotropes.

Voyage dans le « Monde-Autre »
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Préparation des potions végétales sous les conseils d’un guérisseur. DR.

Le patient participant à cette démarche thérapeutique expérimente le réveil d’un univers intérieur, qui se manifeste à lui à travers rêves, visions, flashes à l’état d’éveil, intuitions subites. Une remise en ordre s’opère progressivement, où le sujet recouvre son identité et est amené à expulser ce qui ne lui appartient pas - tant les poisons dûs à la consommation toxique que les « infestations psychiques ou émotionnelles » contaminant le moi. La fonction des plantes psychotropes est de permettre une visualisation de ce processus par le sujet lui-même, qui est alors renseigné par les mécanismes intimes qui l’animent. Aux errances de la « contre-initiation » des toxicomanes, cette démarche répond par le rétablissement d’un ordre intérieur grâce aux voies de l’initiation chamanique. L’élément essentiel des pratiques initiatiques de la haute Amazonie péruvienne est l’ayahuasca. Cette « liane des morts », préparée en breuvage, permet d’être en relation avec le « monde-autre ». Après en avoir nous-mêmes exploré les effets, au cours de plus de trois cent cinquante sessions rituelles, et en avoir appris le maniement, nous en avons fait le support central du traitement proposé.

 

Au cours de sessions nocturnes, nous procédons à l’induction d’une modification contrôlée des états de conscience des participants. Les effets psychotropes du breuvage provoquent une amplification générale des perceptions, une accélération des fonctions mentales et une relative inhibition des protections rationnelles, sans perte de conscience. Cela génère l’apparition à la conscience, d’éléments enfouis de la problématique du sujet, qui est conduit à voir par lui-même ce qui l’habite. Les crises qui surgissent, les conflits qui se révèlent, les frayeurs cachées trouvent résolution, à travers l’extériorisation, et l’expulsion simultanée de « poisons » physiques, psychiques, métaphysiques.

 

Le catharsis comprend donc généralement de puissantes évacuations (vomissements, diarrhées, sueurs...), des combats spirituels visualisés à travers la rencontre d’anges et de démons. Après que l’énergie curative de l’ayahuasca a nettoyé les différents terrains, le sujet entre dans une phase de paix, de réconciliation globale avec son corps, son moi, et l’univers environnant. Au cours de l’exploration de son univers intérieur, le patient discerne avec l’ayahuasca ses propres aptitudes, ses qualités au sens fort : sa vocation. Lorsque le sujet découvre ce dont il est porteur, quelle est sa place juste et légitime dans le concert de l’existence, il se reconnaît un but et un chemin. L’ayahuasca cède la place. Elle a joué son rôle. Notre expérience nous conduit à penser qu’avec six mois de traitement et une vingtaine de sessions, un patient toxicomane possède les éléments pour trouver la voie qu’il suivra désormais. L’ayahuasca n’entraîne aucune dépendance, du fait de sa complète assimilation. C’est ce qui la distingue fondamentalement des drogues.

 

L’idée de substitution est donc totalement étrangère à la démarche que nous avons adoptée. Si substitution il y a, ce serait celle d’une pratique ordonnée et contrôlée d’ingestion de plantes ayant également des effets psychotropes, à une pratique sauvage d’ingestion de psychotropes. De notre point de vue, le remplacement d’une substance addictive par une autre substance addictive, fut-elle légalisée et innocentée par la prescription médicale, ne reflète qu’une incapacité thérapeutique à répondre au problème fondamental. L’usage de la méthadone, par exemple, participe à un schéma de répression médicamenteuse. Elle est une camisole chimique, peut-être élégante dans les couloirs d’hôpitaux, mais en réalité d’une grande sauvagerie. A nos yeux, la toxicomanie témoigne d’une tentative, presque toujours inconsciente, de franchir les barrières de l’univers individuel. Cela équivaut à une transgression des limites de la conscience ordinaire, laquelle enferme le sujet dans un espace trop étroit, où il ne peut trouver de réponse satisfaisante à son inquiétude existentielle. La toxicomanie manifeste une profonde aspiration à la restitution d’un sens de la vie.

 

Or, il se trouve que les médecines traditionnelles empiriques offrent précisément un corps de connaissances complexes, qui prétend répondre à cette problématique. Les pratiques du chamanisme amazonien paraissent aptes à affronter les toxicomanies contemporaines.

 

Elles présentent l’énorme avantage de ne pas nier la quête sous-jacente de la consommation de drogue, mais au contraire de l’identifier, d’en reconnaître le bien-fondé, et enfin, d’offrir une méthodologie maîtrisée de l’usage des états « extra-ordinaires » de la conscience.

-  J-M. Mabit est médecin, responsable de l’association Takiwasi ("La maison qui chante" en langage quechua) : Centre de Réhabilitation de Toxicomanes et de Recherche sur les Médecines Traditionnelles.

Pour plus d’info : www.takiwasi.com/fra/index.php

-  Cet article déjà été publié par la revue Interdépendances (n°12, fév.-mars 93).

Publié dans AYAHUASCA

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